John Tenniel (1820-1914)

Publié le par alice-in-wonderblog

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Le premier et le plus célèbre illustrateur d'Alice au pays des merveilles (né en 1820, mort en 1914) est devenu inséparable du texte de Lewis Caroll, le dessin de l'un et l'écrit de l'autre formant un tout d'autant plus évident que les deux hommes travaillèrent en étroite collaboration. Et même si leur relation (strictement limitée au domaine professionnelle) fut loin d'être idyllique, on a oublié aujourd'hui les frictions et désaccords qui ont pu avoir lieu entre les deux hommes pour ne retenir que la quasi osmose qui unit leur travail respectif. Carroll cherchait des illustrations qui palieraient le manque relatif de descriptifs dans ses deux contes mais également un illustrateur suffisament talentueux pour en faire ressortir certains des aspetcs visuels les plus importants. Entreprise réussie et considérée encore de nos jours comme exemplaire.

Quels que soient les illustrateurs qui se sont succédés et se succéderons encore pour donner vie en images au Wonderland et quels que soient leur talent, les 42 gravures sur bois pour Alice au pays des merveilles et les 50 pour De l'autre côté du miroir de John Tenniel resteront indéfectiblement liées au texte et dominantes dans l'imaginaire collectif.

 

Cela étant dit, mon propos n'est pas de verser dans le panégyrique ou l'article biographique, raison pour laquelle, d'ailleurs, j'ai évité de décrire le parcours professionnel (voir personnel) de Tenniel. Cela peu aisément se trouver dans toute encyclopédie, sur le Net ou ailleurs. 

J'ai voulu également, outre le fait de me focaliser uniquement sur son travail sur Alice, nuancer un peu les choses. Notamment après avoir lu le texte de Frédéric Ogée, Images et conversations ou comment Alice s'illustra, présent dans l'ouvrage collectif Alice (Figures mythiques) (chroniqué dans ce blog), qui livre une analyse honnête et objective, tenant compte autant des défauts ou des faiblesses de son travail sur les deux contes que de ses évidentes qualités. Il sera mon guide pour cet article qui donnera ainsi également une idée plus précise de ses commentaires éclairés que je n'avais pu que survoler dans ma chronique de l'ouvrage.

 

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Dès la deuxième page de son paragraphe sur Tenniel, Ogée déclare en effet : 

 

A première vue, le images de Tenniel paraisssent souvent plates, redondantes par rapport au texte, parfois même inutiles. Ainsi les deux premières représentations d'Alice au chapitre 1 de Wonderland : aux marges du texte, elles montrent des moments peu signifiants de l'histoire, ne nécessitant aucun compélement visuel, quand de nombreux autres éléments du récit, tels le grand hall entouré de portes fermées ou le jardin merveilleux qu'Alice aperçoit, auraient pu davantage stimuler la créativité de d'illustrateur. Au chapitre 2, on peut se demander ce qui a motivé Carroll et Tenniel dans leur décision d epropsoer deux images d'Alice en train de nager dans la Mare aux Larmes ; en outre, l'expression d'Alice ne traduit que peu d'émotion face à cette aventure pourtant extraordinaire. [...] De même, lorsqu'à la suite de son changement innopiné de taille, Alice se retrouve coincée dans la maison du Lapin Blanc, l'impression de claustrophobie est rendue de façon beaucoup plus forte par Carroll que par Tenniel dont l'image privilégie le descriptif sur l'expressif.


D'une manière générale, comme chez Carroll, on ne peut manquer d'être frappé - et déçu - par la représentation qui est donnée de l'héroïne. Alice est une petite fille peu jolie, "ordinaire" même, ennuyeusement sage comme l'image d'une écolière au tablier proprement mis par-dessus une robe victorienne bien serrée à la taille. Il n'y a guère de malice dans cette Alice-là, et son expression le plus souvent absente ou renfrognée rend mal compte des nombreuses expressions d'émerveillement ou d'angoisse qui caractérisent sa découverte du pays des merveilles. De surcroît, ses pieds anormalement petits lui conférent une tête disproportionnée qui renforce son air benêt. A la fin de cette première histoire, c'est une vieille (petite) fille qui éparpille le paquet de cartes et assume des airs de maîtresse d'école victorienne. 

 

C'est un fait et, quel que soit le statut d'universalité que possède les dessins de Tenniel pour Alice, même les admirateurs de l'artiste doivent bien avouer que les deux aspects de la question épinglés par Frédéric Ogée sont pertinents. 


Le choix des scènes illustrées n'est pas toujours des plus judicieux et, dans Alice au pays des merveilles du moins (il en sera autrement pour De l'autre côté du miroir, comme le remarque d'ailleurs Ogée par la suite), on ne peut que remarquer et regretter l'étroitesse et le côté lacunaire des illustrations, peu étoffées. Rien de trop gênant, pourtant, et leur impact sur le plan poétique est évident.


En revanche, la représentation ingrate d'Alice et son inexpressivité l'est bien davantage et je dois dire n'avoir jamais apprécié le physique de l'Alice de Tenniel (contrairement à son excellent Chapelier ou ses animaux). Outre son aspect général effectivement trop sage, son visage est à la fois trop vieux et peu avenant : aucun fraîcheur ne transparaît dans cette Alice-là et, comme le souligne encore Ogée, aucune malice non plus. Car sans pour autant vouloir en faire (selon le goût du jour) une rebelle ou une petite garce, on peut constater dans le texte de Carroll et les répliques de la fillette que cette dernière n'a rien d'une nunuche bien-pensante. Tenniel, probablement par une vision plus conservatrice que Carroll, l'a pour le moins édulcorée.

Les erreurs de proportion nuisent également à la pauvre fille : j'ai toujour eu le sentiment (de par son visage trop âgé et une tête trop volumineuse) que l'Alice de Tenniel ressemblait plus à une naine qu'à une petite fille. On ajoutera une attitude manquant de grâce et un très dommageable manque d'expression qui achève d'en faire une "adulte en réduction" fermée et vaguement pimbêche. 


 

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Heureusement qu'il nous reste l'Alice du texte, cette fillette pleine de vie, curieuse, énergique, bavarde, combattive et même un peu impertinente à ses heures. Bref, celle que l'on peut retrouver, par exemple, dans l'excellente adaptation en BD Alice au pays des merveilles (Collette/Chauvel) (voir mon article) ou l'excellente illustration de Mervyn Peake d'une Alice couchée sur le côté, dans une attitude à la fois rêveuse et un peu provocante, et qui sous-entend chez la gamine un caractère bien trempé (je consacrerai prochainement un article à cet illustrateur).

 

Ne restons toutefois pas sur cette mauvaise impression car les illustrations de John Tenniel possèdent bien d'autres qualités (qu'Ogée évoque bien entendu à la suite de son article) qui continuent à rendre ses représentations de l'oeuvre carrolienne incontournables et parfois même pleine de modernité, surtout si on les comparent à la miévrerie figée et décorative de celles d'illustrateurs des années 20 tels que A.E. Jackson, qui ont énormément vieilli et qu'aucun éditeur actuel ne songerait encore à publier, son intérêt tout historique étant relégué dans les archives des admirateurs de l'oeuvre de Carroll gagnés par un souci documentaire (tel que votre serviteur !).   

Le style de Tenniel, qui reste celui du caricaturiste au trait brut (propre à la gravure sur bois) de la revue satirique Punch, s'affranchit aisément (si on excepte la représentation d'Alice elle-même) du temps qui passe et reste intemporelle. Ce n'est pas pour rien si, à l'inverse d'un A.E. Jackson, nombre d'éditions classiques d'aujourd'hui continuent à proposer ses illustrations, à la fois bien sûr parce que le nom de Tenniel est devenu indissociable de celui de Carroll et d'Alice mais aussi parce que son travail est encore à même, dans l'ensemble, de satisfaire le public contemporain. 

 

Revenons aux commentaires éclairants de Frédéric Ogée, concernant cette fois le travail de Tenniel sur De l'autre coté du Miroir, où le critique se révèle plus enthousiaste, quoi que ces premières lignes n'en donnent pas tout à fait l'impression :

 

Le cas de Through the Looking-Glass est un peu différent, les deux artistes y ayant travaillé de façon beaucoup plus coordonnée. Cette seconde histoire est écrite de façon plus systématique et raisonnée que Wonderland, et la structuration sous-jacente du texte par le jeu d'échecs, la sophistication calculée de son travail sur le langage, en font un récit beaucoup moins spontané et "imaginaire", caractéristique très sensible également dans les illustrations" (p. 107). 

Et, plus loin : De format plus régulier, leurs dessins sont souvent beaucoup plus élaborés que dans Wonderland, représentant un nombre plus grand de personnages et d'actions. Texte et image fusionnent ici bien davantage. A de nombreuses reprises, Tenniel a eu pour tâche de donner une représentation aussi plausible que possible des inventions les plus farfelues de Carroll, exercice où il a réussi avec plus ou moins de bonheur.

 

En effet, là où dans le premier livre, Tenniel se contentait parfois d'illustrer (au sens littéral du mot) un personnage ou une situation (pas forcément la plus pertinente comme on l'a vu) sans toujours parvenir à leur apporter un "plus", il en est autrement dans De l'autre côté du Miroir, où beaucoup d'illustrations complètent admirablement le texte, tout en donnant également avec certaines d'entre elles une forme définitive, canonique, à laquelle on se réfère encore régulièrement aujourd'hui : Tweedledum et Tweedledee, Humpty Dupty, le Cavalier Blanc au style très "donquichottesque", l'étrange Mouche-Cheval à bascule, etc...

 

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Mais, surtout, les illustrations de Tenniel ont gagné en détail, en finesse et en ampleur, que ce soit dans le registre purement fantastique ou plus réaliste. Personnages mais aussi décors sont plus détaillés (comme le jardin des fleurs qui parlent, la scène avec la Brebis commerçante ou le banquet final), même si cet aspect plus élaboré me semble personnellement, à des moments, moins lisible et trop "documentaire" dans son rendu général plus fouillé donc plus réaliste. 

 

L'apport essentiel de Tenniel à l'oeuvre de Carroll est toutefois d'avoir, comme je le disais déjà dans ma chronique de l'ouvrage Alice (Figures mythiques) paradoxalement renforcé l'onirisme et la loufoquerie des situations et personnages imaginés par l'auteur en gardant, pour sa part, un certain sens de la mesure "réaliste" et impassible qui serait comme la version picturale de l'humour "pince-sans-rire" tellement anglais. 


Ce qui déclenche "un tour de plus à la spirale non-sensique" comme disait Robert Benayoum. 

 

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